L'aveuglé

30 mars 2005

Je suis aveugle. Je le suis depuis hier. La dernière chose que je me rappelle avoir vu, c’est un grand champ blanc, du blanc à perte de vue. Sans doute de la neige, enfin, j’imagine, il faisait froid. Un froid glacial, Jimmy disait que ça lui glaçait le sang. Pour moi, froid, c’est froid, sans plus. Je n’ai jamais compris cette expression. Si quelqu’un avait le sang glacé, il serait mort non?

Il y a deux semaines, je m’en rappelle comme si c’était hier, j’ai eu l’impression de naître et de voir l’hiver pour la toute première fois de ma vie. La première bordée de neige qui reste au sol, c’est magique. Jimmy disait que la neige était isolante, et qu’ainsi, la terre revêtait son manteau blanc pour se protéger du froid. Mes yeux exploraient ce manteau blanc, encore parfait à ce moment-là, cherchant à voir les couleurs, car tout le monde sait, ou devrait savoir, que la neige, elle n’est pas blanche, elle est multicolore. C’est la lumière qui la rend blanche. À regarder les reflets sur la neige, j’avais mal aux yeux, je voulais les fermer, mais mon corps refusait, comme si je n’avais pas de paupières ou que mes yeux s’obstinaient à vouloir voir les couleurs.

Je me souviens de la vue que j’avais lorsque je regardais droit devant moi. C’est encore frais dans mes souvenirs. Un très grand champ… Une clôture juste devant et ensuite, le champ d’herbes folles. Après la première chute de neige, on ne voyait que l’extrémité des herbes et plus les jours avançaient, moins on voyait de brins et de bouts de clôtures. Jimmy disait que c’était la terre qui les mangeait, c’est pour ça qu’ils s’enfonçaient dans la neige. Il disait aussi que bientôt, on ne le verrait plus, qu’ils auraient complètement disparu. Je ne le saurai jamais puisque depuis hier, je suis aveugle. Mes yeux noisette ne sont plus.

Je suis triste. Je voudrais pleurer mais je ne suis pas capable. Jimmy disait de ne jamais montrer ses émotions, que les oiseaux riraient de moi. Ça ne me dérange pas qu’ils rient, je suis beaucoup plus grand qu’eux. Maintenant, ils peuvent bien rire, je ne m’en apercevrai même pas puisque je ne vois plus. Je ne veux plus entendre non plus, entendre fait trop mal. Entendre le silence. Entendre le silence parce que maintenant je suis seul. Jimmy n’est plus là. Mon grand frère m’a abandonné il y a quatre jours, pour un soleil trop chaud. Et maintenant je suis aveugle. Aveugle et seul. Il me disait souvent «Attends au printemps, c’est comme partir vers un autre monde le printemps ». J’attends le printemps maintenant. Mais je ne le verrai pas arriver.

Je suis né il y a deux semaines. C’est deux petites filles qui m’ont construit. À côté de Jimmy, mon grand frère qui lui, est né des mains de deux grands garçons. C’est ces mêmes garçons qui l’ont envoyé vers le soleil, vers la chaleur… aidé d’une machine bruyante, je l’ai vu partir vers le ciel en milliers de petits flocons. Jimmy savait ce qui l’attendait et je sais maintenant que ce n’est pas vers le sud qu’il est parti… J’aurais aimé être aveugle avant de le voir disparaître ainsi. Maintenant, il ne me reste qu’une chose à faire, attendre le printemps, pour voir où est cette nouvelle vie ou attendre qu’on me fasse subir le même sort qu’à mon grand frère. Et je vais attendre ma destinée dans la noirceur… car hier, deux écureuils sont venus me prendre mes yeux noisettes de bonhomme de neige…

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